Marie-Isabelle Poirier-Troyano brode, tisse, plie, coud, crée des structures et des maquettes depuis son plus jeune âge, ce qui l’a conduit à intégrer l’École Boulle en arts appliqués, puis les Gobelins. En parallèle de sa pratique d’artiste, elle devient architecte d’intérieur et travaille notamment avec l’Agence Alberto Pinto à la restauration du célèbre Hôtel Lambert à Paris. Elle crée également des motifs pour Pierre Frey et Manuel Canovas, éditeurs de tissus d’ameublement, de papiers peints et d’éléments de décoration. Passionnée par le textile, elle étudie la broderie. Elle aime aussi énormément la gravure et ses premières oeuvres sont des block prints qu’elle grave dans du lino. Fascinée par l’Asie et, en particulier, par le Japon et la Chine, Poirier-Troyano a la chance de rencontrer une artiste américaine au Portugal : Joan Morris, maître Shibori. Cette dernière l’initie aux complexités de cette technique également connue sous le nom de Tie and Dye. Forte de cette nouvelle connaissance, l’artiste va la détourner à travers un procédé très personnel.
Poirier-Troyano est fascinée par le Bauhaus, ce qui explique que, par sa formation d’architecte d’intérieur ou à travers son travail d’artiste, elle s’intéresse autant à l’architecture qu’à l’ameublement, à la peinture qu’au dessin ou au design en général. Le Bauhaus a contribué à porter ce qui est considéré à l’époque comme de l’artisanat à la hauteur des Beaux-Arts, à l’instar de l’Art nouveau ou du mouvement Arts and Crafts. Rien n’échappe à l’art, l’art s’insinue dans tous les domaines et façonne l’environnement. Le concept de l’art total est la base de ces différents mouvements et également des recherches personnelles de l’artiste.
De la même façon que l’artiste pense une architecture dans l’espace, elle pense son art en volume, de manière toujours tridimensionnelle, même lorsque ce sont des peintures. Que ses réalisations soient petites ou monumentales, elles ont toutes un aspect sculptural et se projettent dans l’espace par différents moyens — par exemple, des broderies, coutures, mouvements, pliages, tissages sont rajoutés aux peintures. La ligne a une grande importance pour l’artiste mais au lieu de la dessiner simplement, elle utilise des fils de laine ou de coton pour la figurer parce qu’ils sont eux-mêmes une ligne en volume, un graphisme fort qui s’inscrit dans la troisième dimension. La création s’apparente alors à des moments de méditation prolongés où les gestes répétés, les fils qui s’entrelacent transportent l’artiste vers une concentration profonde, un état de conscience doucement modifié qui amène une forme de sanation. La calligraphie chinoise dans laquelle elle puise également son inspiration n’est pas seulement une histoire de lignes mais une histoire de taches et de temps. Une fois trempée dans l’encre, le pinceau va être posé sur la toile ou le papier et la durée de l’application change la ligne en tache. Elle change aussi la taille et la profondeur de la tache d’encre. Le temps est essentiel dans la peinture chinoise et pareillement, dans la technique revisitée du shibori de Poirier-Troyano, le temps joue un rôle crucial.
L’abstraction est omniprésente. Pas de motifs figuratifs dans l’art de Poirier-Troyano. Sa formation de décoratrice d’intérieur explique son intérêt pour les matériaux, les matières, les médiums. Ce qui intéresse l’artiste par-dessus tout est l’expérimentation, la recherche. Elle revisite des techniques anciennes, travaille en profondeur la matière et le volume. Elle ne se limite pas à un style en particulier, elle écoute ce qu’elle ressent, elle est attentive à la matière et aux différentes techniques avec lesquelles elle évolue. Ce sont elles qui lui dictent les formes et les motifs qu’elle utilise et non l’inverse, ce qui explique la grande diversité des styles qui apparaissent dans son travail. Elle refuse de se limiter à certains styles, oscille entre classicisme et contemporanéité et assume une liberté créatrice totale.
Ayant étudié l’histoire de l’art, elle a intégré des formes et des manières aussi variées que l’École de Paris des années soixante (Marc Tobey, Elena Vieira da Silva), des artistes chinois implantés en France qui renforcent son intérêt pour la peinture asiatique comme Chu Teh-Chun ou Zao Wu-Ki mais aussi les héros de son enfance comme Braque, le Picasso cubiste, Fernand Léger ou, plus tard, Sonia Delaunay. Cette dernière a justement créé des motifs de tissus, peint ses motifs sur des architectures mais aussi dessiné des tapis, des tapisseries, des foulards, des nappes. Comme elle, Marie-Isabelle Poirier-Troyano a souhaité, plus jeune, devenir styliste de mode et ces intérêts premiers se fondent en filigrane dans sa pratique présente.
Le tissu se construit ou se déconstruit : il sert de base à toute création, des fils s’en échappent ou sont ajoutés, il est suspendu, libre ou, au contraire, contraint. L’artiste se sent proche du Fiber Art qui a débuté aux États-Unis à partir des années cinquante. Les fibres ont été de plus en plus utilisées à des fins non-fonctionnelles et considérées comme une forme d’artisanat élevé, une fois de plus, au rang d’art à part entière. Ce mouvement a pris beaucoup d’ampleur à partir des années quatre-vingts où le travail sur les fibres est devenu de plus en plus conceptuel, influencé par les idées postmodernistes. Pour les artistes de la fibre, l’expérimentation de longue date sur les matériaux et les techniques va au-delà du tissage et est caractérisée par le nouage, l’enroulement, le tressage, le bobinage, le plissage, l’attache ou l’entrelacement. Récemment, Marie-Isabelle Poirier-Troyano a commencé à utiliser une trame qui ressemble à un grillage de jardin, en plastique transparent, afin de nouer des fils de laine ou de coton dans des assemblages de formes géométriques très colorées. Les artistes du Fiber Art ont su amener, comme l’explique l’artiste et auteur Sharon Marcus, « un nouvel accent sur la création d’oeuvres en se confrontant à des problèmes culturels tels que le féminisme, la théorie des genres, la domesticité et les tâches répétitives liées au travail des femmes, la politique, le social, les sciences du comportement et des concepts spécifiques liés à la matière fibre elle-même tels que la douceur, la perméabilité, la possibilité de créer des drapés, etc. » (1)
A partir des années soixante-dix, le Fiber Art a également été adopté par le féminisme. Certaines artistes se sont emparées de ces techniques autrefois traditionnelles, classées comme typiquement féminines, afin de les sortir du champ féminin, de les élever au niveau des Beaux-Arts et de les projeter dans l’art contemporain. Judy Chicago ou Sheila Hicks en sont de bons exemples. Ayant travaillé un temps en Turquie dans des ateliers de tissage, où le travail des femmes n’était pas reconnu mais plus exactement exploité, puis en tissant elle-même sur les deux métiers à tisser qu’elle possède, Marie-Isabelle Poirier-Troyano rend hommage à ce que ces femmes ont enduré dans le silence et met en avant le travail de la femme tout en l’accompagnant de ses propres émotions et sensations.
La gravure est si importante dans son travail qu’elle la translate, en quelque sorte, dans sa réinterprétation de la technique du shibori. Elle procède par enlèvement alors que cette technique procède en général par ajout. Elle noue et coud des tissus déjà colorés, crée de petites sculptures et les trempe ensuite dans un mélange d’eau et d’eau de Javel puis sèche ces sculptures avec des éponges, des serviettes, afin d’obtenir les effets désirés. Une fois décousus ou dépliés, entre savoir-faire et hasard, entre contrôle et magie, elle découvre les couleurs, les motifs et les traces laissées par la déteinte. A l’inverse du shibori traditionnel, ce ne sont pas les parties serrées, nouées et cousues qui restent vides ou blanches mais celles qui ont été déteintes par la Javel. Elle utilise l’attaque acide de l’eau de Javel sur ses tissus comme elle utilisait l’acide sur des plaques de cuivre pour réaliser des gravures. Renversant le processus, Marie-Isabelle Poirier-Troyano déteint et décolore au lieu de teindre et, par là-même, crée des nuances infinies et des jeux d’ombres colorés qui traduisent des moments de vie et une originalité intense qui en font une artiste unique.
Hélianthe Bourdeaux-Maurin, historienne d’art et curator